Inde : La Cour suprême abolit le système de financement anonyme des partis politiques

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La Cour suprême indienne vient de mettre fin à un système de financement opaque des partis politiques, décrié depuis des années par l’opposition, une partie de la société civile et les institutions électorales. Cela constitue un revers pour le gouvernement de Narendra Modi.

Les élections législatives indiennes sont parmi les plus coûteuses au monde, et une grande partie de cet argent passe par des voies illégales ou en liquide. En 2017, le gouvernement lance une grande réforme pour « nettoyer » ce mode de financement des partis politiques et réduire la place du liquide. Ce jeudi, la Cour suprême a déclaré ce système inconstitutionnel, en condamnant son opacité et son rôle potentiel dans le blanchiment d’argent.

Ce mode de financement passait par des « bonds électoraux ». Toute société ou individu qui voulait faire un don à un parti politique de plus de 20 000 roupies (225 euros) pouvait acheter ces bonds auprès de la banque publique State Bank of India, qui enregistrait leur nom et remettait cet instrument monétaire. Mais la transparence s’arrête là, car le nom de l’acheteur est alors gardé secret par la banque, et il peut remettre ce bond au parti qu’il veut, toujours anonymement.

Les électeurs n’ont donc aucune information sur quelle entreprise finance quelle formation politique. Par contre, la banque publique détient ces informations, et le parti au pouvoir qui la contrôle peut les obtenir et faire pression sur les donateurs de l’opposition.

Permettre le blanchiment d’argent

La Banque centrale et la Commission des élections s’étaient opposés à cette réforme, arguant que ce système était opaque et pouvait même permettre le blanchiment d’argent. Mais le gouvernement n’a pas tenu compte de leur avis. Dès qu’il a été adopté, ce système a été contesté devant la Cour suprême par l’Association pour la réforme démocratique (ADR). Un de ses arguments était qu’il permettait aux grandes entreprises d’influencer le gouvernement de manière cachée – un souci appuyé, a plaidé l’association, par le fait que 94% des bonds ont été achetés en dénomination de 10 millions de roupies (112 000 euros), et donc par de riches donateurs.

Selon les recherches d’ADR, entre 2017 et 2022, plus d’un milliard d’euros de bonds ont financé les partis politiques, ce qui en fait la première source de financement politique, et 57% d’entre eux sont allés au BJP au pouvoir (près de 600 millions d’euros), soit davantage que pour les trente autres principaux partis politiques indiens. Le procureur général a défendu l’anonymat de ce système au nom du gouvernement, affirmant que « les électeurs n’ont pas de droit constitutionnel de savoir qui finance leurs partis politiques ».

Ce jeudi, la Cour suprême a fermement rejeté cette vision, et considéré que les bonds électoraux violaient l’article 19 de la Constitution, qui défend justement ce droit des citoyens à l’information. Les cinq juges, réunis en banc constitutionnel comprenant le président de la Cour, ont également condamné un autre aspect de cette réforme : elle a permis pour la première fois à des filiales d’entreprises étrangères basées en Inde de financer des partis politiques indiens – un risque sécuritaire important au regard des conflits frontaliers latents avec la Chine et le Pakistan voisins, et une réforme contradictoire avec la politique nationaliste du BJP, qui a poursuivi récemment le média NewsClick pour terrorisme, car il aurait reçu des fonds d’investisseurs chinois.

Cette réforme avait également retiré les plafonds de financement politique pour les compagnies indiennes et autorisé les entreprises non rentables – et donc potentiellement des sociétés-écrans – à contribuer, tout en les dispensant de déclarer ces donations politiques dans leurs comptes. Les juges ont ordonné l’annulation de toutes ces réformes, et demandé le remboursement des bonds récemment émis.« C’est historique, affirme l’éminent avocat Sanjay Hegde. La Cour suprême a jugé que l’argent des grandes entreprises ne pouvait pas influencer notre démocratie, surtout si c’est fait anonymement. »

« Les Indiens vont enfin savoir quelle entreprise à financer quel parti »

Pour les bonds déjà encaissés par les partis, et donc non remboursables, la banque SBI devra partager toutes les informations sur les acheteurs et bénéficiaires, et elles seront diffusées par la Commission des élections d’ici au 13 mars prochain – soit juste avant le début du scrutin des législatives, qui devrait débuter à la mi-avril.

Pour le fondateur et dirigeant d’ADR, qui a lancé cette bataille judiciaire en 2018, c’est un soulagement. « Les Indiens vont enfin savoir quelle entreprise a financé quel parti », se réjouit Jagdeep Chhokar. Une information d’autant plus importante que le gouvernement de Narendra Modi a été accusé ces dernières années de favoriser les deux grands groupes Adani et Ambani. « Mais les bonds électoraux n’étaient qu’une manière de financer les partis politiques, tempère-t-il, et il y a encore beaucoup de sources de financement douteuses ou illégales. »

L’annulation de ce système de financement électoral représente un revers significatif pour le gouvernement de Narendra Modi, et elle souligne l’importance du rôle de la Cour suprême comme contre-pouvoir en Inde. Un rôle qu’elle semblait avoir abandonné ces dernières années, mais qui est essentiel dans un contexte où toute opposition au BJP est férocement réprimée. Cela ne devrait toutefois pas changer radicalement le financement de la campagne des législatives, étant donné que le BJP est déjà largement plus riche que tous ses concurrents.