La Gouvernance politique en Afrique de l’Ouest : Et si on allait au-delà du concept de troisième mandat ?

Chronique

( Une opinion de Latifou LAGNIKA, Professeur titulaire à l’Université d’Abomey-Calavi)

Depuis l’indépendance à ce jour, les pays de l’Afrique de l’ouest sont toujours à la recherche des voies pouvant leur permettre d’atteindre un niveau acceptable de développement. La pauvreté, un état de santé bas et des carences en éducation constituent jusqu’à présent de réelles préoccupations pour le bien être des populations (Dame Ndao, 2019). Aux insuffisances de développement, s’ajoute une situation politique pas toujours compréhensible malgré des dispositifs institutionnels qui existent. Ces dispositifs n’ont pas permis malheureusement d’atteindre les avancements recherchés depuis des décennies. Quelle nouvelle voie pour un développement durable de l’Afrique, principalement pour les pays ouest africains où on nous fait occuper par des slogans cycliques qui doit-on le demander apportent quoi au développement ?

Je ne sais pas si la principale préoccupation des citoyens africains est en ce moment dans un concept de troisième mandat mais ce qui est évident, c’est que çà bouge réellement dans beaucoup de ces pays, surtout ceux de l’espace ouest africain. Dans cette partie francophone de l’Afrique, quelques citoyens pensent en effet que tous leurs malheurs viennent essentiellement de l’ancien colonisateur et ils veulent tout faire pour inverser ce qui est considérée comme une réalité. Les plus modérés de ceux-ci ont de plus en plus du mal à canaliser toutes ces humeurs de comportement anti pays occidental. C’est ainsi que le rejet de faits supposés venir de l’étranger occidental est observé ces derniers temps au Sénégal, en République Centrafricaine, au Mali, au Burkina, au Niger pour ne citer que ceux-là.

Je me propose de partager ma réflexion avec ce que je prends comme les conséquences de frustrations élevées qui fondent le sentiment du refus d’injonctions observé çà et là en Afrique de l’Ouest en ce moment à travers les éléments suivants :

  • le constat du rejet de ce qui est considéré comme des injonctions venant de l’étranger pour poursuivre l’aliénation des colonies ;
  • la problématique de penser que l’application de la démocratie soit la même pour les pays occidentaux et les anciennes colonies ;
  • la détermination actuellement observée de dirigeantsouest africains pour le changement de paradigme afin d’espérer l’émergence de leurs pays ;
  • la préoccupation actuelle en Afrique de l’Ouest qui ne doit pas êtreseulement de légaliser le ôtes-toi de là que je m’y mette.  

Le débat doit être ouvert,  et largement sans tabou.

  1. Le constat du rejet de ce qui est considéré comme des injonctions venant de l’étranger pour poursuivre l’aliénation des colonies 

De nombreux citoyens avouent ne pas comprendre comment des injonctions peuvent être données par des dirigeants occidentaux à des pays souverains qui ne peuvent pas en faire autant pour eux. Comment comprendre que le président américain Joe Biden puisse qualifier la loi anti-LGBT de l’Ouganda de honteuse ? Cet acte honteux précise-t-il « est la dernière manifestation d’une tendance inquiétante aux violations des droits humains et à la corruption en Ouganda. Les dangers associés à ce recul de la démocratie constituent une menace pour tous ceux qui vivent en Ouganda, y compris les employés du gouvernement américain, les employés de nos partenaires de mise en œuvre, les touristes, les hommes d’affaires et autres » (quotidien français le figaro du 29 mai 2023).

Est-ce que des dirigeants de pays africains peuvent avoir la même réaction relativement à cette lettre envoyée au Cameroun par un ambassadeur pour discuter des préoccupations LGBT ? Certains ont toujours peut-être en tête, et l’histoire nous édifie, les conséquences immédiates d’après 1958 suite au « NON » du Président Sékou Touré face au Général Charles De Gaulle avec toutes ces manœuvres de déstabilisation de l’extérieur qui empêchent nos dirigeants d’aller réellement vers le bien-être de leurs populations.

Est-ce que s’indignent les plus jeunes, des dirigeants africains pourraient faire des injonctions à ceux de Paris ou de Washington ?

Est-ce qu’ils peuvent aller par exemple faire des campagnes pour la polygamie chez eux en occident en prétextant la liberté de choisir l’orientation sexuelle ou plus largement la vision familiale de leurs compatriotes. Peuvent-ils exiger de vivre  officiellement en polygames à Paris ou à Washington ? Ils ne comprennent pas qu’à côté des problèmes de survie avec cette voie pour le développement qu’ils peinent à trouver, on reste semble-t-il au niveau de slogans qui ne conduisent pas à grand-chose, tout au moins jusqu’à présent. Nous en sommes actuellement à ce slogan de « non à un troisième mandat ». Or ce que veut le plus la jeunesse, c’est le pain, le logement, le travail et la santé. Depuis 1960, on n’a pas vu venir réellement tout ça : d’où sa détermination à balayer toutes ces injonctions. J’ai bien écouté dans la revue de presse matinale diffusée le 6 juillet 2023 par la chaine de radio Rfi, que « les médias, comme s’ils se détournaient des événements inquiétants qui se déroulent en Tunisie au même moment, n’avaient de la plume que pour le troisième mandat ».

Et pourtant, pour  Amadou Douno (Université Ahmadou Dieng de Conakry, 2023),  « tout le malheur de l’Afrique vient de ce pays (indexant la France) qui réalise ses ambitions sur le dos des africains, avec la complicité de ceux qui n’hésitent pas à sacrifier des générations entières en livrant leurs pays à l’ancienne puissance colonisatrice… Ce qui contribue à enfoncer leurs populations dans une misère et une pauvreté extrême. Ceci est la cause des coups d’Etat, des guerres civiles, des génocides, des famines… ». C’est en partie aussi ça la détermination de la jeunesse sénégalaise à se battre pour empêcher le Président Macky Sall de continuer à diriger le Sénégal

2-Peut-on exiger que l’application de la démocratie soit la même pour les pays occidentaux et les anciennes colonies ?

Des réflexions antérieures avaient été publiées y compris par nous-mêmes sur ce qui s’observe comme différences entre les façons de concevoir et d’appliquer la démocratie dans le contexte sociologique des pays africains en comparaison aux pays occidentaux (Lagnika et Gbêgnito, 2017).

 Pour nous, il est dit que  c’est les partis politiques qui animent la vie politique dans nos pays ; « mais que font les animateurs desdits partis pour comprendre les attentes réelles de leurs militants et pour combler les exigences des populations ? Qu’est-ce qu’on miroite à l’électeur pour bénéficier de ses suffrages lorsqu’il vous dit par exemple qu’il ne voit rien du développement de sa localité malgré les présidents qui se succèdent depuis 1960. Et lorsqu’il continue en vous déclarant que de toutes les façons pour lui, tout est désormais dans les mains de Dieu. N’en pouvant plus, Dieu est devenu le pilier du développement pour certains. Même si Dieu doit disposer, c’est à l’homme de proposer dit-on ». (François Abiola, 2021).

On le sait, la Constitution est ce cadre qui fixe les fondamentaux pour permettre le vivre ensemble entre les populations. Nous en avons mais elle est par endroits décriée car semble-il, elle ne correspond plus à notre contexte de pays qui continue d’être en manque : des activistes de se demander la hiérarchie à privilégier entre la démocratie et le développement. Pour ces citoyens, il faut retenir que ce qui importe maintenant après tant d’années sans les résultats escomptés depuis 1960, c’est la qualité d’un mandat. Une moitié, un ou deux mandats, peu importe si au bout, ce n’est pas la voie du développement. La Constitution a été rédigée et adoptée pour assurer le bien-être à la population et pour booster le développement du pays. Et Me Apollinaire Kyelem de Tambèla, Premier ministre du Burkina d’être plus explicite : «Les Occidentaux ont construit leurs Constitutions en fonction de leur histoire. Il nous faut donc un retour à nos racines. Nos intellectuels, plus particulièrement nos constitutionnalistes sont incapables d’innover car ils pensent que tout doit se faire selon le canevas imposé par les Occidentaux. Notre Constitution est une copie de la Constitution française. La Constitution actuelle est en déphasage de nos réalités. La démocratie diffère d’un Etat à un autre» (quotidien Sidwaya du 14 juin 2023). Lui emboitant le pas, ses compatriotes manifestent publiquement le 1er juillet 2023 et « appellent à une nouvelle constitution non calquée sur le modèle français ».

Intervenant le 30 mai 2023, le Président Faustin Archange Touadéra assure que la loi fondamentale de 2016 actuellement en cours dans son pays « comporte des dispositions qui pourraient compromettre le développement » de la République centrafricaine et d’annoncer la tenue d’un référendum pour en avoir une nouvelle (Journal français Le Monde Afrique du 31 mai 2023). Le Président Talon ne dit pas autre chose lorsqu’il confesse dans un discours qu’il a prononcé devant les entrepreneurs de France le 30 août 2022 :

« Le recul démocratique est le sacrifice à faire pour conduire le pays au développement. Moi, je n’ai pas l’ambition d’avoir une expression démocratique identique à la France ». (Courrier international du 01 septembre 2022). Lorsque le Président Boni Yayi avant lui avait théorisé le concept de « la dictature de développement, le quotidien béninois La Nouvelle Tribune avait titré : « Dictature de développement : une curieuse recette censée conduire le Bénin à la prospérité » (Hessoun, 2018).

Regardons même en France lors des graves violences qu’il faut regretter suite au décès de Nahel Merzouk le 27 juin 2023, qu’a pensé le pouvoir public pour ramener l’ordre : le sort des réseaux sociaux indexés comme vecteurs de violences et de la haine, la reconsidération de l’éducation des enfants avec la participation effective des parents. Pourtant chez nous, il y avait une méthode séculaire relative à cette éducation de l’enfant qui a été balayée assez facilement en empruntant la pratique occidentale. Il ne faut pas tout copier. Comparaison n’est pas raison dit-on.

Depuis la mort de Nahel, peu d’activistes de chez nous ont pu disserter sur la mise en difficultés de libertés individuelles et publiques relativement à certains actes : par exemple l’interdiction d’une marche pour le samedi dernier 8 juillet 2023 (Marche pour Adama Traoré : la préfecture de police de Paris interdit le rassemblement prévu place de la République samedi. France info, 08 juillet 2023).

3-« La détermination actuellement observée de dirigeants ouest africains pour le changement de paradigme afin d’espérer l’émergence de leurs pays

Nos dirigeants s’expriment publiquement depuis quelque temps avec moins de gène qui était plutôt considéré par beaucoup comme une complicité ou une certaine peur. Ce qui est applaudi par des activistes.  Le Président Denis Sassou Nguesso par exemple déclare « regretter l’immixtion de la France, où tout est permis pour salir les autorités africaines. Imposer aux pays africains de renoncer brutalement au pétrole serait excessif, soulignant que des pays pourtant industrialisés ont décidé de recourir de nouveau au charbon » (entretien France 24, publié le 26 juin 2023). Plusieurs des concitoyens de ces Chef d’Etat ne cachent pas leur satisfaction face à ces déclarations publiques.  On ne saute pas pieds joints dans la démocratie vue de l’occident. Le président Patrice Talon de son côté martèle devant les entrepreneurs de France le 30 août 2022 :

« Nous avons besoin de faire les efforts que vos parents, vos ancêtres ont fait, il y a quelques décennies, quelques siècles. La France a été construite par les efforts soutenus de vos ancêtres, ce qui fait qu’aujourd’hui, vous avez quelque chose à partager et qui fait que vous avez besoin d’un système plus équilibré pour avoir un partage équilibré des choses. Mais dans nos pays on n’a encore rien fait du tout ! C’est maintenant que les africains ont besoin de construire leurs pays pour les générations à venir. Ce qui permettra aux autres de demain d’être plus exigeants parce que les efforts ont été faits maintenant. Il faut le temps des efforts ».  Et si on y ajoute son observation subtile et publique pour demander aux journalistes de France24 et de Rfi de commenter avec objectivité les informations de nos pays, on peut se frotter les mains.

En réalité, les dirigeants africains sont depuis toujours conscients que des mesures radicales sont nécessaires pour conduire leur pays aussi vers le développement. La chicotte des conditionnalités avec la mise en ballotage des pertes de certaines valeurs ou autre humiliation va peut-être être atténuée !

Les choses commencent d’ailleurs à aller dans la bonne direction. Sur les médias (France 24 et RFI) en marge du sommet Union Européenne-Afrique du 17 février 2022, le président Ouattara s’est de façon bien explicite insurgé contre les députés européens qui envisagent de voter une loi contre les produits soupçonnés d’être issus de la déforestation, tel le cacao, produit d’exportation de premier plan pour la Côte d’Ivoire. « Si vous ne voulez pas acheter le cacao produit par la Côte, nous nous verrons obligés de le vendre ailleurs » a-t-il déclaré. Le président a poursuivi en demandant aux pays européens d’arrêter de donner des « leçons » d’écologie à l’Afrique et à la Côte d’Ivoire pour empêcher que les plantations cacaoyères ne continuent à s’étendre au détriment de la forêt tropicale.

Des activistes ont du certainement se réjouir en découvrant le 8 juillet 2023, le communiqué du Ministère de la Communication du Sénégal dénonçant « la couverture médiatique tendancieuse au Sénégal par la chaine de télévision France 24 ». Le Gouvernement indique le communiqué « condamne fermement cette couverture tendancieuse de l’actualité au Sénégal par la chaine France 24, tout en rappelant que toute entreprise de presse doit prendre les mesures nécessaires pour garantir le respect des principes et règles édictés par les dispositions légales, réglementaires et conventionnelles en vigueur ».

Rappelons nous aussi du Président Mathieu Kérékou. C’était en 1974, juste deux ans après sa prise de pouvoir du 26 octobre 1972.

« Depuis deux ans, des mesures salutaires de remise en ordre dans tous les domaines ont été prises et appliquées par le Gouvernement militaire révolutionnaire. Toutes ces mesures visaient à libérer notre peuple de la domination étrangère. Pour atteindre ce noble but, il est évident qu’il nous importe au plus haut point, de corriger nos mentalités de petits bourgeois, de purger notre société de tout ce qui apparait comme une source de subversion, de désordre et d’anarchie. Pour ce faire, nous avons le devoir de vérité. Nous devons faire un retour sur l’histoire de notre peuple »  (Discours d’orientation nationale, 30 novembre 1974).

Qui peut oublier les différents slogans diffusés à l’époque par différents supports :

  • nous n’avons pas le droit d’oublier (relativement à l’esclavage) ;
  • non à l’idéologie coloniale ;
  • non à l’idéologie néo coloniale.

De façon à peine voilée, on peut conclure que les pays occidentaux pour avoir la démocratie au niveau actuel ont eu à appauvrir et exploiter bien de pays. Quel miracle peut-on demander aux africains de faire comme eux alors que paradoxe, on ne leur laisse même pas la main ; c’est comme un dicton très connu « donner le mouton et garder la corde ».

Une moitié de mandat, un ou deux mandats ne peuvent constituer la préoccupation majeure pour celui qui manque de tout. Changer les présidents tous les jours ne pourra pas produire le miracle de développement si les fondamentaux de base ne sont pas réalisés. Le troisième mandat ne doit pas être ce slogan qui comme de nombreux autres, sont destinés à continuer d’éloigner les africains de l’essentiel.

4-La préoccupation actuelle en Afrique de l’Ouest qui ne doit pas être seulement de légaliser le ôtes-toi de là que je m’y mette.

C’est d’abord une question du respect de la dignité et du libre choix des pays africains par tous ses partenaires.

Ce que professent les activistes du moment, c’est que « les présidents montrent qu’ils ne sont pas les relais des dirigeants de pays occidentaux lesquels ne défendent que leurs intérêts et çà ne leur dit rien de creuser encore plus la pauvreté des africains. Dans le fond, c’est surtout le mode de gouvernance actuelle que les gens voudraient voir changer au Sénégal, au Tchad ou au Cameroun. La perception est que les présidents africains ne défendent pas les intérêts de leurs propres pays. Ils donnent l’avantage à des intérêts privés au détriment de leurs populations. Le combat est donc le rejet de la politique occidentale qui a consisté depuis les indépendances à aujourd’hui, à soutenir les élites qui les gouvernent sans résultats depuis des décennies » (Fatou Blondin Ndiaye Diop, 2023).

Beaucoup au nombre desquels on compte des occidentaux ont applaudi la décision du président Macky Sall de renoncer à se porter candidat aux élections présidentielles prévues au Sénégal le 25 février 2024. Justement on ne peut exclure de penser que cette décision de renoncement du président Sall soit l’une des conséquences de la détermination (même si on doit déplorer les violences) des sénégalais qui pensent (à tort ou à raison) qu’il agirait depuis qu’il est au pouvoir par délégation, les vrais dirigeants, les donneurs d’injonctions seraient ailleurs en dehors du peuple sénégalais. Beaucoup de citoyens même hors du Sénégal s’identifient à Ousmane Sonko, qui proclame faire donner aux sénégalais leur dignité et le respect de ceux-là qui les empêchent d’aller vers le développement. « N’acceptons plus dit ce dernier, ces présidents comploteurs, toujours à la solde de quelqu’un mais jamais au service de notre peuple. Partout en Afrique doit souffler un vent de liberté, de démocratie et de souveraineté ».

Il est rapporté que « les plus pauvres ont souvent demandé à quoi servait une démocratie constitutionnelle aux citoyens ordinaires s’ils ne pouvaient subvenir à leurs besoins élémentaires – nourrir leurs enfants, les loger, leur fournir des soins et une éducation » (Elke Zuern dans la pauvreté en débat, marginalité et démocratie constitutionnelle en Afrique du Sud, 2006). Ce dont nous avons besoin, c’est des discussions sur la qualité des mandats.

La Constitution certes mais les faits sont là en ce moment que depuis 1960, le système ressemble plus à du « ôtes toi de là que je m’y mette ». Regardez l’engouement des citoyens à privilégier chez nous la partie des mesures dites individuelles à chaque conseil des ministres ou lorsque des rumeurs de remaniement ministériel sont propagées. J’ai même vu des compatriotes fêter la nomination de l’un des leurs comme censeurs-adjoint dans un collège d’enseignement général (CEG). C’est donc humain que ceux qui ont attendu leurs noms en vain à l’issue de ces conclaves et qui n’ont jamais été promus appellent à un changement fréquent de président pour espérer avoir leur tour.

Cotonou, le 09 Juillet 2023

Latifou LAGNIKA, Professeur titulaire,

Université d’Abomey-Calavi,

Faculté des Sciences et techniques

(téléphone  97604889)