Football/Super Ligue : Pourquoi les géants d’Europe veulent rompre avec l’UEFA

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La révélation des plans de douze grands clubs européens de bouder la Ligue des champions pour créer une Super Ligue fermée a acté la fracture entre ce gotha et l’UEFA. Pour Jérôme Latta, rédacteur en chef des Cahiers du foot, c’est la suite logique de leurs plans pour copier les modèles sportifs lucratifs d’Amérique du Nord. En Europe, une fronde accompagne le plan des douze clubs prêts à poursuivre sans l’UEFA.

Ils sont douze, pèsent à eux seuls 40 victoires en Ligue des champions et valent des milliards d’euros. Ils viennent d’Angleterre, d’Espagne et d’Italie : Arsenal, Chelsea, Liverpool, Manchester City, Manchester United, Tottenham, l’AC Milan, l’Inter Milan, la Juventus, l’Atlético de Madrid, le FC Barcelone et le Real Madrid. Ce sont les douze « sécessionnistes » qui agitent le football européen depuis dimanche 18 avril et les révélations sur leur intention d’organiser entre eux une Super Ligue d’Europe, fermée ou semi-fermée, concurrente directe de la Ligue des champions.

Un « football à deux vitesses », inévitable et désormais frustrant pour les géants

Alors que l’UEFA devait officialiser lundi une nouvelle réforme de sa compétition majeure, ces douze clubs parmi les plus prestigieux d’Europe lui ont coupé l’herbe sous le pied. Plusieurs médias ont révélé une imminente annonce de leur part à propos de la création de ce serpent de mer qu’est la Super Ligue. Celle-ci est tombée dans la nuit de dimanche à lundi.

« Cela fait tellement longtemps que ce projet se manifeste de manière chronique, (…) tellement longtemps que les gros clubs, en petit sénacle secret, travaillent dessus », rappelle Jérôme Latta, rédacteur en chef des Cahiers du foot. C’est un secret de Polichinelle : les mastodontes du football européen rêvent depuis des années d’une ligue fermée, sorte de super-championnat européen plus sélectif que la Ligue des champions.

Dans les années 1990, déjà, la tendance était là. L’arrêt Bosman, le 15 décembre 1995, qui a entériné la libre circulation des footballeurs, a été un premier acte important. Et c’est à la même époque qu’ont eu lieu « les premières manoeuvres de certains gros clubs pour obtenir une Ligue des champions qui leur soit plus favorable, en particulier au niveau des revenus », remarque Jérôme Latta.

Les clubs les plus importants ont commencé à creuser un fossé financier et sportif avec les clubs moins importants à la fin du XXe siècle. Conséquences : une domination nette en Ligue des champions (23 victoires pour ces douze clubs sur les 28 finales entre 1993 et 2020), une puissance financière décuplée, mais aussi une baisse d’intérêt et de valeur pour la Ligue des champions avec des phases de poules peu enthousiasmantes.

« Quand on créé un football européen à deux vitesses, avec une oligarchie de clubs de plus en plus puissants, les affrontements avec  »la deuxième division » des clubs européens perdent de l’intérêt », résume Jérôme Latta. Cette situation est le résultat de plus de 25 ans de football tel que pratiqué en Europe : aujourd’hui, le gotha européen entend viser plus haut, plus sélectif et plus lucratif avec la création d’une ligue fermée ou semi-fermée.

Le modèle américain en (mauvais ?) exemple

Ce modèle s’inspire de ce qui se fait aux États-Unis et au Canada avec la NBA (basket), la NFL (football américain) et la NHL (hockey sur glace). Là-bas, point de qualifications obtenues au mérite sportif comme en Europe, où la Ligue des champions réunit les meilleurs clubs de chaque championnat. Non, il s’agit de ligues fermées sans promotion ni relégation. « Les ligues ferméees américaines reposent sur un système un peu communiste, avec une très forte mutualisation des ressources et des systèmes comme le salary cap ou la draft qui équilibrent les forces », observe le rédacteur en chef des Cahiers du foot.

Le salary cap (plafond salarial) fixe pour chaque club une masse salariale à ne pas dépasser. Quand à la draft, il s’agit d’une loterie durant laquelle les jeunes talents sont répartis dans chaque club d’élite. Ces deux systèmes permettent de maintenir un certain équilibre entre toutes les équipes, contrairement à ce qui se fait en Europe, où les masses salariales explosent et où les clubs les plus fortunés règnent en maîtres sur le marché des transferts, et par conséquent sur les compétitions.

« Le paradoxe, c’est que jusqu’à présent, les meilleurs clubs d’Europe avaient tous les avantages d’une ligue fermée sans les inconvénients. (…) Ils avaient les avantages des ligues fermées (les revenus, la suprématie sportive) sans leurs inconvénients et leurs contraintes réglementaires », confie Jérôme Latta. Rien ne dit qu’ils seraient prêts à copier ces mêmes règles dans leur projet de Super Ligue, d’autant plus qu’elles iraient à l’encontre de leur désir de suprématie.

Un recul «70 ans en arrière pour Ferguson, «une honte absolue» pour Neville

Ce projet de Super Ligue suscite beaucoup de réactions diverses. Certains pensaient à un coup de pression des douze clubs pour obtenir de l’UEFA une part plus importante des droits télévisés, vieux sujet de discorde entre les deux parties. Finalement, plusieurs clubs ont officialisé la naissance de leur projet, avec pour président Florentino Perez, le dirigeant du Real Madrid, et pour vice-président Andrea Agnelli, son homologue de la Juve. Leur Super Ligue doit voir le jour « dès que possible ». Idéalement, elle commencera en août et se terminera en mai de l’année suivante. Selon leur communiqué commun, trois clubs pourraient rejoindre ces douze fondateurs. Au total, ils seraient donc 15 clubs fondateurs participant à cette Super Ligue à 20 : cinq autres clubs devraient ainsi se qualifier pour y participer.

Les douze « sécessionistes », qui n’ont pas été suivis par les clubs allemands et français – le Bayern Munich et le PSG en tête –, font face à une vraie levée de boucliers partout en Europe. L’UEFA est bien sûr contre, comme la Fifa et les fédérations nationales, et même les gouvernements de plusieurs pays. Le président français Emmanuel Macron s’est dit contre ce projet « menaçant le principe de solidarité et de mérite sportif » et est prêt à « appuyer toutes les démarches » s’opposant à sa réalisation. Le Premier ministre britannique, Boris Johnson, a pour sa part dit de cette Super Ligue qu’elle serait « très dommageable pour le football », qu’elle « frapperait en plein coeur notre football national » et qu’elle « susciterait l’inquiétude des fans ».

Les fans, justement, ont été nombreux à manifester leur colère aux douze clubs européens sur les réseaux sociaux et à signer des pétitions. Mais les mots les plus forts dimanche ont été prononcés par deux figures de l’un de ces clubs : Sir Alex Ferguson et Gary Neville. Le premier, emblématique entraîneur de Manchester United entre 1986 et 2013 (quatre finales de Ligue des champions, deux sacres), a déclaré que ce projet, « c’est s’éloigner de 70 ans du football européen ».

Le second, défenseur des Red Devils de 1992 à 2011 et même capitaine pendant six saisons, a été plus offensif. Désormais consultant sur Sky Sports, Gary Neville estime que « faire ces propositions en temps de Covid est un scandale absolu » et que les clubs frondeurs « devraient avoir honte ». Fustigeant au passage les dirigeants, il poursuit : « Je suis écoeuré, absolument écoeuré. Manchester United et Liverpool sont ceux qui me dégoûtent le plus. Liverpool prétend être le club du peuple, le club des fans, chante  »You’ll Never Walk Alone » ( »Vous ne marcherez jamais seuls »). Manchester United est club centenaire, bâti par des ouvriers du coin. Et ils sont prêts à organiser une ligue sans concurrence… C’est une honte absolue, un acte criminel contre les fans du football. »

Avec RFI

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