Présidentielle au Tchad : Le Premier ministre Succès Masra demande aux électeurs «cinq ans pour mettre fin à 60 ans d’obscurité»

Afrique

Au Tchad, le président Mahamat Idriss Déby Itno et le Premier ministre Succès Masra sont tous deux candidats à la présidentielle du 6 mai. Après l’interview du chef de l’État, voici celle du Premier ministre, qui promet, s’il est élu, « un paquet minimum de dignité » intégrant éducation, santé et logement pour chaque Tchadien. Craint-il la fraude ? Que répond-il à ceux qui le considèrent comme un « traitre » ? Quel sort réservera-t-il, s’il est élu, aux bases militaires françaises ? Succès Masra répond aux questions de nos envoyés spéciaux à Ndjamena, Christophe Boisbouvier de RFI, et Marc Perelman de France 24.

France 24 : Vous êtes candidat mais, depuis que vous êtes Premier ministre, on a quand même vu des développements inquiétants pour la population : la hausse du carburant de 40 %, on a vu des délestages, on a vu des grèves. Est-ce que tous ces mécontentements ne risquent pas de vous handicaper pour atteindre votre but, c’est-à-dire la présidence de la République ?

Non, au contraire. Je suis arrivé à la tête du gouvernement, les enfants étaient en grève depuis trois mois. La première chose que nous avons faite, c’est de remettre les enfants à l’école, c’était le premier acte. Ensuite, nous arrivons à la tête du gouvernement dans un pays pratiquement en banqueroute, qui est dernier sur l’indice du développement humain et qui a des défis de développement cumulés depuis des décennies. Je suis arrivé à la tête du gouvernement, 90 % des Tchadiens n’ont jamais vu l’électricité depuis l’indépendance. Et donc, ce sont des citoyens matures et lucides, qui savent que je viens avec un projet de gouvernement, que tout le monde avait d’ailleurs approuvé. Leur seule inquiétude était de savoir si j’avais suffisamment de temps pour le mettre en œuvre. C’est l’occasion de demander le temps – cinq ans – aux Tchadiens, pour mettre fin à 60 ans d’obscurité. Ce n’est pas en 60 jours, et ça aussi, ils le savent. Mais nous avons besoin d’un peu de temps. C’est ça que nous allons leur demander et ils en sont conscients.

RFI : Vous dites que vous veillerez à ce que la présidentielle du 6 mai soit transparente. Mais l’opposition dit que les organes qui vont arbitrer ce scrutin, à commencer par l’Agence nationale de gestion des élections (Ange) et le Conseil constitutionnel, sont contrôlés par la présidence qui en a nommé tous les membres. Est-ce que vous ne vous bercez pas d’illusions ?

Non, au contraire. Dans les élections précédentes, un chef d’État pouvait nommer les membres d’un organe chargé des élections, puis les « virer » – si vous me permettez l’expression – à la veille de la proclamation des résultats. Aujourd’hui, nous avons des membres de ces organes qui sont nommés de manière inamovible, dont le mandat est plus long que celui du président de la Transition et donc, demain, celui du président de la République qui sera élu. Ces organes vont organiser deux élections [présidentielles, cette année et dans cinq ans, NDLR]. En réalité, nous avons des institutions meilleures que celles que nous avions jusqu’à présent. C’est valable pour ces organes, c’est valable pour la Constitution, qui nous donne aujourd’hui les droits et les devoirs qui nous permettent, là, d’être autour de la table. Donc, en réalité, nous sommes en meilleure condition aujourd’hui.

Vous savez, en 2021, le président Idriss Déby Itno – paix à son âme – n’a pas osé m’affronter à une élection. Il a même introduit dans la Constitution une clause « anti-Masra » – c’est comme ça que les Tchadiens l’appellent – [instaurant un âge minimum] de 40 ans, parce qu’il ne voulait pas que je sois candidat, parce qu’il savait que je pouvais gagner et que j’avais beaucoup de chances de gagner. Aujourd’hui, je suis en meilleure condition de l’emporter, sans doute dès le premier tour. Et donc je ne me berce pas d’illusions. Je fais partie de ceux qui organisent pour que ça soit transparent pour tout le monde.

France 24 : Pour beaucoup de Tchadiens, votre retour au pays, votre nomination comme Premier ministre, votre candidature maintenant, tout ça ferait partie d’un accord secret passé entre vous et le président de la Transition Mahamad Idriss Déby Itno. Les termes de l’accord seraient qu’il gagnerait l’élection présidentielle et qu’il vous reconduirait comme Premier ministre. Que répondez-vous à ceux qui pensent cela ?

Vous savez, je suis là d’abord au nom de la réconciliation nationale. Ce n’est pas un mot, c’est une attitude, ce sont des actes.

France 24 : Cela peut être un accord aussi.

Mais je suis là aussi parce que je représente une force politique, que je considère même majoritaire dans ce pays, et donc nous sommes dans une cohabitation qui ne dit pas son nom. Voyez-vous, je suis là au nom d’une Constitution de la République dont je suis chef de gouvernement, qui me donne des droits et des devoirs, qui donne des droits et des devoirs aussi au président de Transition. C’est une première dans l’histoire de notre pays, peut-être même sur le continent africain. Un Premier ministre, mais nous sommes en transition, et un président de Transition peuvent présenter leur projet de société. Nos différences sont connues, tout comme nos complémentarités. Et nous allons devant le peuple parce que Vox populi, vox Dei (« la voix du peuple est la voix de Dieu » – NDLR).

Vous savez, je connais le prix de la démocratie et je veux contribuer au difficile accouchement de la démocratie. Il m’a fallu quatre ans pour avoir le droit que le parti Les Transformateurs puisse exercer. Il m’a fallu cinq ans pour avoir le droit d’organiser des meetings. Vous avez vu par quoi nous sommes passés : le droit de marcher, ça s’est fait dans la douleur, même dans le sang, si vous le permettez. Donc, moi je suis là au nom de la démocratie. Je suis rentré dans l’avion de la transition pour m’assurer qu’il y ait un atterrissage à l’aéroport de la démocratie.

Parce qu’à la fin de la transition, les Tchadiens vont choisir ceux qui vont – si vous me permettez l’expression – organiser le prochain décollage. Et je souhaite être le pilote principal de ce prochain décollage-là, pour conduire les Tchadiens à la destination « terre promise des opportunités pour chaque Tchadien, chaque Tchadienne ». Voilà l’enjeu. Donc, nous nous battons pour que la démocratie soit une règle dans ce pays. Et c’est au nom de cela que nous sommes là, en tout cas.

France 24 : Vous n’avez pas répondu… Y’a-t-il eu un accord secret ?

Vous êtes des grands journalistes. S’il y a un accord, présentez-le. Au début, on a dit que l’accord de Kinshasa [du 31 octobre 2023] n’était pas visible parce que ça comporterait des choses horribles. Lorsque l’accord de Kinshasa a été présenté, tous ceux qui avaient dit ça se sont rendu compte qu’en réalité, il n’y avait rien d’horrible. J’ai signé un accord qui garantit mes droits, mes devoirs, mes droits politiques, qui permet au Tchad de s’inscrire sur le chemin de la réconciliation nationale.

Vous imaginez qu’on dise à Nelson Mandela, quand il serre la main à Frederik de Klerk, qu’il a abandonné sa lutte pour la justice et pour l’égalité ? Non, au contraire, il faut réconcilier. Et si l’on m’en donne l’onction, ceux qui gèrent aujourd’hui la transition à mes côtés auront leur place, y compris le président de Transition. Demain, moi président, il aura sa place à mes côtés pour m’aider, par exemple, à réformer l’armée de notre pays, qui en aura besoin. C’est un projet de société réconciliant, suffisamment grand, je pense, pour embarquer tout le monde, parce qu’il faut avancer avec l’ensemble des Tchadiens. Voilà l’esprit central de ce qui nous guide aujourd’hui.

RFI : Alors, même s’il n’y a pas eu d’accord secret entre le président Mahamad Idriss Déby et vous-même, vous vous êtes « réconciliés » – comme vous dites – avec le chef d’État qui a présidé à la répression du 20 octobre 2022, qui a fait entre 73 et 300 morts, c’est considérable. Beaucoup de victimes étaient vos partisans, vos militants… Par conséquent, après la réconciliation, après l’amnistie générale et l’impunité pour les auteurs de cette répression, beaucoup de vos anciens amis, vous ont considéré comme traître. Ne craignez-vous pas, Monsieur le Premier ministre, que tous ces partisans déçus ne se tournent vers d’autres candidats à cette présidentielle, comme par exemple l’ancien Premier ministre Albert Pahimi Padacké ?

Je crois dans la réconciliation, je crois dans la justice. La justice, ce n’est pas la vengeance. Êtes-vous en train de dire que j’ai fait beaucoup de concessions pour privilégier un Tchad réconcilié ? Oui, j’ai fait des concessions pour privilégier un Tchad réconcilié. Je vais donner un autre exemple, celui de mes amis qui sont arrivés au pouvoir au Sénégal. Au Sénégal, un pays qui a connu plusieurs alternances démocratiques, il y a eu des gens qui sont morts. Savez-vous ce qui a permis à Ousmane Sonko et à Bassirou Diomaye Faye de sortir ? Il y a eu une amnistie. Moi, je me suis préoccupé des vivants. Il y avait les morts dont la mémoire doit être honorée.

Mais il y avait des jeunes de 25 ans, de 30 ans, qui étaient condamnés à vie et qui avaient une sorte d’épée de Damoclès sur leurs têtes. Pendant un an, ceux auxquels vous faites allusion, qu’ont-ils fait pour enlever ces fausses condamnations ? Moi, je me suis assuré que ces vivants-là, ces jeunes-là ne vivent pas la prison à vie. Et donc, ils ont eu leurs fausses condamnations, d’une certaine manière, enlevées. Est-ce que si c’était à refaire, je l’aurais refait ? Oui, je l’aurais refait. Parfois, c’est aussi ça être un homme d’État, voyez-vous ?

RFI : Vous ne craignez pas de perdre des voix…

Non, au contraire !

 avec tous ceux qui estiment qu’ils sont trahis par vous ?

J’en ai plutôt engrangé. La plupart de ceux qui disent ça ne peuvent même pas réunir cent personnes. Les Tchadiens savent que j’étais hors du pays avec un poste de responsabilité à la Banque africaine de développement. J’ai abandonné, je suis rentré. Je suis chef du gouvernement, mais je ne n’utilise pas le salaire de Premier ministre. Je donne ces exemples-là pour illustrer le fait que, dans le cœur de ce peuple, ils sont convaincus de mon engagement sincère pour faire en sorte que dans chaque foyer tchadien, il y ait un paquet minimum de dignité : électricité, éducation, santé, eau. Et puis un minimum de droits décents et de possibilités de sécurité. Ce sont des choses simples sur lesquelles les Tchadiens ont besoin de résultats. Pour les 22 000 villages où il y a 70 % de nos populations qui vivent, pour les milieux urbains où les 200 000 jeunes tchadiens qui rentrent sur le marché de l’emploi chaque année ont besoin d’emplois. Sur ces choses, nous avons un projet de société clair, co-construit avec ces Tchadiens et c’est ce projet-là qui est majoritaire.

France 24 : Et d’après vous, le choix du peuple serait la victoire dès le premier tour ?

Nous en sommes convaincus.

Parlons de la France, des questions très concrètes. Si vous êtes élu, il y a plus de 1 000 soldats français stationnés au Tchad, il y a 3 bases militaires. Est-ce que vous dites « Continuons comme ça », sachant que dans d’autres pays du Sahel, l’armée française est partie ? Ou vous dites « Non, il faut revoir ça, nous n’avons pas besoin d’autant de soldats français, nous sommes en 2024 ». Est-ce que, de façon très concrète, vous réduisez la voilure ?

Je voudrais aider la France elle-même à regagner sa dignité.

France 24 : L’a-t-elle perdue ?

Ça me fait de la peine que la France, les forces de défense et de sécurité françaises aient l’impression d’être devenue des SDF [sans domicile fixe – NDLR] sur le continent africain. On pourrait éviter à la France cette image, où on conseille à un chef des armées français : « Déménagez d’ici, allez dans ce pays, c’est sûr ». Et puis, deux mois plus tard, ce n’est plus sûr dans ce pays. Au minimum, cela veut dire que le président français a été induit en erreur. Au pire, l’approche n’est pas la bonne.

Je souhaite être à la tête d’un État du Tchad solide, partenaire sûr, avec lequel la France peut travailler. Et dans ce partenariat sûr que j’entends développer, il y a des choses qui relèvent des choses du siècle passé. Je crois que même l’approche française aujourd’hui est appelée à évoluer là-dessus. Est-ce que maintenir de manière durable ad vitam æternam des troupes étrangères sur un sol est quelque chose de défendable ? On peut être au même niveau d’efficacité, mais peut-être faire différemment : mutualiser les forces, avoir des écoles de guerre communes, partager les renseignements, avoir des approches de formation rapide, séquencées sur un temps court, mutualiser nos énergies. Cela, ce sont des pistes que nous n’avons pas suffisamment explorées.

Donc, je ne suis pas un dogmatique, je vais être très pragmatique sur la question et, en regardant vraiment page par page l’ensemble de ces accords, nous sommes capables de dire quelle est la part de modernité qui manque à cela pour nous permettre d’avancer. Cela sera mon approche et cela va être au cas par cas. Avec la France, mais pas que : avec les autres partenaires aussi, de manière à ce que nous soyons capables de dépoussiérer les partenariats du XXe siècle des éléments qui ne les ont pas amenés à rentrer totalement dans le XXIe siècle.