Russie : La mort de Prigojine, ou la fin de la brève mais intense épopée Wagner

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L’existence publique du patron de Wagner aura duré à peu près un an. De l’entrée dans la lumière d’Evgueni Prigojine, à la faveur du conflit en Ukraine, jusqu’à sa mort annoncée mercredi 23 août, la trajectoire médiatique de cet homme aura été rapide, fracassante, violente et finalement éphémère. Il y a deux semaines, notre correspondante en Russie se trouvait au cimetière de Louhansk, dans le Donbass, sur les traces des tombes des « musiciens », les membres de son groupe paramilitaire. Et de découvrir qu’elles avaient été déplacées, comme un symbole.

C’était un signe, sinon le signe, de la fin de la compagnie dans la zone de conflit en Ukraine, après son départ annoncé suite à sa mutinerie avortée en Russie. Il y a quinze jours, les croque-morts du cimetière de Louhansk nous ont raconté comment les hommes de Wagner étaient venus, peu de temps avant notre passage, pour récupérer leurs corps.

Nos interlocuteurs se trouvaient dans un coin du cimetière. Ils avaient bien voulu se laisser apprivoiser quelques minutes et nous confier, par exemple, que les mercenaires étaient, comme les soldats de l’armée régulière, enterrés avec un drapeau russe. Mais très vite, ils nous ont dit aussi : « Ne trainez pas ici, ne prenez pas de photos, ne posez pas trop de questions. »

Même partis avec leurs morts, ces mercenaires laissent derrière eux un climat lourd. Y compris pendant la très suivie bataille de Bakhmut, rares ont été les non-combattants autorisés à s’approcher des zones où ils se trouvaient : aucun Occidental et une poignée de Russes, en très grande majorité des « voenkors », les correspondants militaires russes, et encore, plutôt ceux réputés proches de leur galaxie.

Pourtant, les hommes de Wagner sont très tôt arrivés dans ce que le Kremlin appelle toujours une « opération spéciale ». Leur présence a été datée en effet au printemps 2022. Sauf que jusqu’à l’été dernier, c’était tabou. Ce n’est qu’à partir de juillet que les langues ont commencé à se délier, que les reporters russes les ont évoqués. Non pas dans leurs reportages, mais sur leurs chaînes Telegram personnelles, là où ceux intéressés par les combats pouvaient lire les coulisses de ce qui se passait sur le terrain.

Là encore, cependant, il a fallu des mois pour savoir que localement, chez les sympathisants pro-russes du Donbass, certains avaient fait le choix de s’engager au sein de « l’orchestre ». Ceux-là, aujourd’hui, dit-on, se sont volatilisés dans la nature. Ils se font très discrets et il se murmure qu’ils se demandent désormais où s’engager. Avec la mort annoncée du chef, la question se fait encore plus sensible et la pression plus forte. Il n’y a pas, à cette heure-ci, de version officielle du crash de l’avion. L’enquête sera menée jusqu’au bout, a promis Vladimir Poutine ce jeudi. Mais le président russe a aussi prévenu :

Reste en revanche ce surgissement de la célébration de la force brutale et de la violence, dans l’espace public russe. Cela bien au-delà du marteau sanglant qui avait servi à tuer un combattant jugé comme un traître et ensuite brandi comme un emblème. Une chaîne Telegram réputée proche des services de sécurité écrit ainsi, au lendemain du crash, que c’est Evgueni Prigojine qui a inventé la phrase « Nous irons tous en enfer et même là-bas, nous serons les meilleurs. »

La même chaîne ajoute : « Le patron de Wagner détestait quand quelqu’un cherchait du bien en lui ; il voulait paraître aussi infernal que possible et se considérait comme une manifestation du mal pur. » Evgueni Prigojine se disait ainsi fier d’être à la tête d’un mouvement classé « terroriste », notamment par les États-Unis.

Pour l’heure, on ne sait pas où le « cuisinier », qui était également décoré de la haute récompense « héros de la Russie », sera lui-même enterré. Ni même si l’information sera rendue publique.

Reste que nombreux sont ceux qui ont déjà retenu un message : on ne peut pas se mutiner et défier l’état-major russe et plus largement le pouvoir central moscovite sans le payer de sa vie. Certains vont-ils oser, par des coups d’éclat ou des attentats, marquer leur colère ? L’hypothèse n’est en tout cas pas balayée.

Cela veut-il dire, pour autant, qu’on va encore entendre parler d’eux ? Ou plus du tout ? Difficile à dire pour l’instant. Il est vrai que dans l’espace public, on a sans doute d’ores et déjà changé d’atmosphère. On avait tous entendu, ici en Russie, cet hiver, des anecdotes de gens ayant croisé des combattants de Wagner dans les trains remontant du sud du pays et de la zone de combat. Au bar, ces hommes tuaient les heures de trajet en racontant haut et fort qui ils étaient, et ce qu’ils avaient fait. Si l’on voit encore aujourd’hui des images de mémorial improvisé à Saint-Pétersbourg, à Ekaterinbourg ou Novossibirsk, cette fois les combattants qui s’y risquent ont le visage couvert.